vendredi 17 avril 2009

Un an après les émeutes, la faim est toujours là

Début avril 2008, les « émeutes de la faim » éclataient dans la ville côtière des Cayes, avant de s'étendre aux autres villes d'Haïti. Récupérées par le politique, infiltrées par des bandits, ces manifestations n'en étaient pas moins le signe du raz-le-bol d'une majorité de Cayens, éprouvés par les difficultés à se nourrir. Un an après, si le prix de certains produits de base a baissé, leurs revendications restent, et avec elles le découragement de n'avoir vu venir des autorités que des promesses.

Avril 2008, des milliers de personnes prennent la rue dans la ville des Cayes, dans le département du Sud. Les produits de première nécessité viennent de flamber. Les gens ne peuvent plus se nourrir. Karlo Edor, membre du Mupac, le Mouvement d'unité du peuple aux Cayes, est de ces gens qui manifestent pour faire entendre les revendications d'une population à bout de souffle. « J'ai participé vivement à la première manifestation. Quand j'ai vu que il n'y avait pas de guide dans le mouvement et qu'il y avait un décalage entre différents intérêt, j'ai pris mes distances ». La manifestation prend un tournant violent, infiltrée par des bandits. « Je voulais manifester pacifiquement », martèle Karlo. Des dépôts sont pillés, des banques saccagées, des institutions attaquées, comme les locaux de la Minustah, la force des Nations unies sur place, qui riposte en tirant sur la foule. Des hommes tombent de part et d'autre, sans qu'à ce jour la justice n'ait tiré au clair le déroulement des événements et les responsabilités de chacun. « Un an après, je suis découragé, car j'ai pris la rue avec corps et âme », témoigne Karlo.

Désillusion

Sur les marchés des Cayes, des marchandes d'œufs, d'abricots, de viande, se rappellent des années où elles venaient avec plus de produits au marché et repartaient les bras ballants. Aujourd'hui, elles viennent avec moins et quittent le marché sous le poids des invendus. « Le riz est redescendu à 180 dollars haïtiens le sac, au lieu de 300, témoigne Guerline, marchande au marché Kay fè. Mais pour nous la situation est plus difficile encore, car désormais les gens ont les moyens d'acheter un sac de riz qu'ils mettent chez eux. Nous ne vendons donc presque plus à la marmite. Nous demandons au gouvernement qu'on revienne au sac à 100 dollars », dit-elle avant de se retourner, l'air dépité, sur un sac de riz à moitié plein : « Il est là depuis 22 jours... ». D'autres marchandes ne veulent même plus donner d'informations sur la vente, en colère de ne jamais être entendues. « Ça ne sert à rien, allez piocher vos informations ailleurs », lancent-elles. La désillusion face aux élections est identique, et les seuls signent visibles des élections à venir sont comme ailleurs dans le pays les affiches représentant les candidat au sénat, les slogans et les pick-up qui les portent hauts et fort, au grand désintérêt de la population qui a décidément d'autres chats à fouetter.
« Ma mère a toujours été intéressée dans les affaires électorales, témoigne Jean-Claudi Aristide, responsable de l'information de la radio communautaire des Cayes Vwa Klodi Muzo. Aujourd'hui elle ne veut plus en entendre parler. Dans de nombreuses familles, vous trouvez la même désillusion ». Les cyclones de 2008 ont fait des dégâts aux Cayes, et avec eux les dysfonctionnements de l'aide censée les suivre. « Ce ne sont pas forcément les victimes qui en bénéficient, rappelle Yonel Myrtil, coordonnateur du Réseau Sud de défense des droits humains (RSDDH), et l'on assiste à un commerce par certains de l'aide alimentaire. La situation est dénoncée, mais rien n'est fait. Prenez des quartiers populaires des Cayes comme Savane, Deyè fò, Kasiel, Anba veritab, regardez comment les gens y vivent, c'est très dur ». Signe des illusions perdues des citoyens face aux recours qu'ils pourraient trouver dans les autorités, ce que le RSDDH définit comme son « plus gros défi prioritaire : la question de la vengeance populaire. En 2008, il y a eu beaucoup de cas. Il y a eu une petite baisse en fin d'année, mais depuis janvier jusqu'à aujourd'hui, cela a recommencé », relate Yonel Myrtil.

Structurer la contestation
Le désespoir n'a pas pour autant gagné. « C'est un calme apparent qui est là, témoigne Karlo. Il faut que des groupes organisent des mobilisations populaires pour chercher des solutions, des réponses aux revendications. Nous devons réaliser un travail de base pour construire une structure de lutte populaire qui soit un contre-pouvoir face au gouvernement, qui manque. Toutes les déceptions de la population participe de ce phénomène ».
Comme lors d'autres évènements sociaux marquants, on a pu assister à l'évanouissement des mouvements de lutte peu après les mobilisations. « La situation est plus grave aujourd'hui, rappelle Jean-Claudi Aristide. Des groupes et secteurs font des tentatives pour prendre la rue et continuer à poser ces questions, mais quand le problème fut posé en 2008, le gouvernement a par la suite donné des jobs, des petits projets aux gens actifs dans la mobilisation, ce qui l'a déforcée. Les gens ne sont donc plus dans la rue, mais la situation ne peut pas durer, car la part la plus importante de la population n'a rien vu changer pour elle », conclut-il.

Violences faites au femmes Le silence s'effrite

Publié par Alterpresse le 06 mars 09

Les organisations féministes haïtiennes réalisent un travail conséquent dans le domaine de la lutte contre les violences faites aux femmes. La situation reste alarmante mais l'augmentation du nombre de cas rapportés est avant tout le reflet d'une avancée considérable : l'effritement du silence autour de cette question taboue qui touche en majorité les victimes dans leur milieu familial et le voisinage.

"La grande évolution, témoigne Magalie Marcelin, directrice de Kay Fanm, sont les résultats de la sensibilisation massive menée par les organisations féministes haïtiennes, avec un nombre de plaintes plus élevé. Nous assistons là à l'augmentation des dénonciations plus qu'à celle des actes de violence. Les femmes ne demeurent plus dans le silence comme auparavant, bien qu'une très grande majorité d'entre elles soit encore enfermée dans la peur et l'aliénation".

Selon les chiffres disponibles pour l'année 2008, la Sofa, Solidarité fanm ayisyèn, a répertorié 1430 cas de violences (psychologique, économique, physique et sexuelle) dans les 21 centres douvanjou de son réseau, pour 742 en 2006. La tendance, moins marquée pour les autres organisations, suit cependant le même schéma, confirmé par l'Uramel, l'Unité de recherche et d'action médicolégale-légale dans un rapport portant sur le premier semestre 2008 réalisé dans le cadre de la Concertation nationale contre la violence faite aux femmes.

Selon ce même document, le délai entre le moment du viol et la présentation à un centre d’accueil est en nette diminution depuis 2005. Alors, 45 % des cas de violences sexuelles étaient déclarés dans les 72 heures (délai maximum pour éviter la contamination par le VIH et les grossesses non désirées), pour atteindre les 80,2 % au premier semestre 2008. "C'est le signe que les femmes prennent conscience qu'elles ne peuvent rester dans le silence lorsqu'elles sont victimes de violences. Elles deviennent des actrices de la lutte", remarque Olga Benoit, coordinatrice de l'axe de lutte contre la violence faite aux femmes au sein de la Sofa. Auparavant, ces actes étaient systématiquement considérés d'ordre privé.

Mythes à démonter


Les formes les plus courantes de violences déclarées restent les violences conjugales, selon le dernier rapport de la Sofa, avec 82 % des cas pour 2008.

Aussi, "on a tendance à croire que c'est le contexte de crise politique qui explique le nombre élevé des actes, relève Magalie Marcelin. Pourtant, c'est parce que l'on a moins honte de dire que c'est l'État qui a fait violer, que ce sont les gangs, les bandits, plutôt que de dire que c'est son père, son oncle ou son cousin. Dans les cas que l'on reçoit, il y a beaucoup plus de voisins qui violent, notamment dans les cas de mineures". Les données recueillies par Médecins sans frontières France confirment cet état de fait, citant les domiciles et les lieux des activités domestiques comme ceux les plus fréquemment identifiés.

Selon le rapport de l'Uramel, le nombre de cas de mineures victimes de violences est à la hausse, compte tenu des chiffres récoltés pour le premier semestre 2008 comparativement à l'année 2005.

Pour Magalie Marcelin, la pauvreté économique est une des explications fondamentales à ce phénomène, avec comme conséquence une extension de la prostitution infantile.

Mais cette augmentation des cas de violences sur les mineures ne doit pas occulter celle dont souffrent les adultes, particulièrement en ce qui concerne les cas de viols. Il s'agit là d'un mythe à déconstruire, selon lequel "les gens perçoivent généralement qu'une femme adulte ne peut pas être violée. Or, une épouse peut se faire violer par son mari si elle n'est pas consentante au moment de l'acte, explique Magalie Marcelin.

Des avancées démontrées, des faiblesses persistantes


Les organisations de la société civile haïtienne, dont certaines ne reconnaissaient pas ce problème spécifique auparavant, ont intégré la problématique à leurs actions. Avant, "on disait que c'était un faux problème, importé du Nord, que seul le problème de la pauvreté des femmes existait", relate Magalie Marcelin. Aujourd'hui, la situation a radicalement changé pour l'éclosion d'une multitude d'initiatives et de projets qu'il devient presque difficile de coordonner.

Les organisations féministes demandent une plus grande responsabilisation de l'État mais saluent le travail réalisé par le Ministère de la condition féminine avec pour la première fois des programmes spécifiques. Un plan de lutte nationale contre la violence faites aux femmes a été publié en 2005 pour la période 2006-2011 et de nombreuses activités de sensibilisation du personnel de santé, judiciaire et policier ont été mises en place.

"Lors des dernières assises criminelles, Kay Fanm a accompagné 17 fillettes abusées sexuellement et nous avons obtenu la condamnation des 17 agresseurs, détaille Magalie Marcelin. Comme il n'y en avait pas du tout auparavant, ce n'est pas rien. Cependant, nous comptons 1500 cas (sur l'année 2008), et plus du tiers d'entre eux trainent dans les tiroirs des cabinets d'instruction.

Le 11 août 2006, un décret renforçait les peines en cas d'agression sexuelle. "Nous voudrions qu'une loi cadre existe, car le décret est fragile et pourrait être changé par n'importe quel gouvernement", plaide Olga Benoit, tout en saluant des résultats considérables : avant la publication du décret, le code pénal excusait le crime commis par un mari sur sa femme pour cause d'adultère.

"On a avancé sur la sensibilisation des juges, même si la corruption constitue toujours un obstacle majeur. Il va falloir que le Ministère de la justice se penche sur les frais des avocats", ajoute la directrice de Kay Fanm.

L'obtention du certificat médical, qui fait office de preuve dans la démarche judiciaire et devrait être délivré gratuitement par le personnel médical accrédité par l'état et le secteur privé, est quant à lui encore trop souvent délivré après paiement par certains membres du corps médical. "Les ressources pour accueillir et accompagner les femmes victimes de violence sexuelle sont très limitées dans le pays", remarque Olga Benoit, faisant notamment allusion à la disponibilité de kits antirétroviraux. "L'hôpital des Gonaïves, pourtant important, n'en dispose pas", illustre-t-elle.

Les Haïtiens, soutiers du paradis dominicain (2006)

Exploitation, vexations et expulsions sont le lot quotidien des Haïtiens immigrés en République dominicaine. Ils y sont nécessaires à l’économie, mais ont le tort d’être noirs et pauvres. Les ultra-nationalistes dominicains veulent modifier la Constitution pour éviter toute intégration.

Le long du Prado Oriental, à la périphérie de Santo Domingo, la capitale dominicaine, un quartier à vocation résidentielle sort péniblement de terre. ça et là, quelques maisons en construction, sans portes ni fenêtres. Elles sont pourtant déjà habitées ou plutôt squattées par des migrants haïtiens. "De 300 à 400 familles haïtiennes vivent dans la zone, témoigne Phillomard Joseph, qui a mis sur pied il y a trois ans, dans ce quartier, le centre éducatif et le centre d’économie domestique dominico-haïtienne. 250 enfants sont enregistrés chez nous, mais nos locaux ne nous permettent pas d’en accueillir plus de 80."
Ces enfants sont fils et filles de migrants haïtiens, même s’il faut parfois remonter bien loin le fil des générations. Illégaux, les parents ne peuvent pas déclarer leur progéniture, qui dès lors apatride ne peut bénéficier du système scolaire dominicain. Pourtant, "le droit dominicain applique le jus soli (droit du sol) : toute personne qui naît sur le territoire acquiert la nationalité si l’un de ses parents est reconnu comme résident permanent. Mais si les parents ne se sont pas déclarés, il n’est pas possible d’enregistrer les enfants", précise Phillomard Joseph, dont l’association a aidé 20 personnes à s'établir et à déclarer 50 enfants. Non sans mal : la légalisation requiert un acte de naissance traduit et légalisé que nombre de Haïtiens ne possèdent pas même dans leur langue, une radiographie des poumons, un test de drogue et de sida, un garant sur le sol dominicain, un passeport avec visa… et donc l’argent nécessaire pour payer le tout, soit environ 11 000 pesos (265 €).

Accusés de "noircir la race"

Selon les chiffres disponibles, les Haïtiens seraient de 500 à 800 000 en République dominicaine, dont seulement 5 000 en situation légale. "Des rafles sont systématiquement organisées dans ces maisons, témoigne Phillomard Joseph, pointant du regard les environs déserts du Prado Oriental. Si les personnes ont de l’argent, elles reviennent quelques jours plus tard. Le trajet depuis la frontière coûte plus ou moins de 3 500 à 4 000 pesos (de 106 à 122 €)", une fortune pour elles qui ne décrochent qu'épisodiquement des journées de travail sous-payées sur un chantier ou qui vivent de la prostitution.
"C’est un cycle qui permet de renouveler la main-d’œuvre, analyse Colette Lespinasse, directrice du Groupe d’appui aux rapatriés et aux réfugiés (Garr). Lorsque les Haïtiens ne peuvent pas passer la frontière, les entrepreneurs se plaignent auprès de leur gouvernement d’être moins compétitifs sur le marché international, y compris haïtien. Lorsqu’on n’a plus besoin d’eux, on les expulse " Les bateyes, exploitations de canne à sucre, ont longtemps symbolisé le travail des Haïtiens en "Dominicanie". Aujourd’hui, "l’économie dominicaine est plus diversifiée, mais reste demandeuse de main-d’œuvre haïtienne dans les secteurs mal payés de l’agriculture, où 90 % des travailleurs sont haïtiens, de la construction, du tourisme…", explique Colette Lespinasse.
Beaucoup de Haïtiens, polyglottes, travaillent dans le tourisme, sur les chantiers des sites ou sur les plages. Ils sont ouvriers, tresseuses ou marchands ambulants. Les tensions sont dès lors fortes entre la demande de main-d’œuvre haïtienne et l’image du Haïtien envahisseur, dont la présence pousserait les Dominicains à émigrer pour trouver du travail aux États-Unis. La presse locale rend les Haïtiens responsables de "noircir la race". "Des organisations dominicaines luttent contre ces discriminations, mais la société est réticente à les soutenir, par peur de passer pour traîtresse à la nation", ajoute Colette Lespinasse. Socio-économique, la question est également très politisée et les propos à l’égard des Haïtiens, particulièrement virulents dans les milieux politiques nationalistes dominicains, qui souhaitent supprimer le droit du sol de la Constitution.

Refoulés en masse

Dès qu’ils ne servent plus, les Haïtiens sont expulsés en masse. "Ils sont souvent d’abord emprisonnés, témoigne Miguel Saint-louis, du Comité des droits humains de Belladaire, ville haïtienne collée à la frontière. Ils ne peuvent pas se changer, faire leur toilette ni même boire de l’eau potable. Ils arrivent parfois presque nus." Le gouvernement dominicain invoque l’absence de papiers de milliers d’immigrants pour les expulser, mais "il ‘rapatrie’ également des Dominicains en règle parce qu’ils sont noirs", poursuit Miguel Saint-Louis. La migration se greffe en effet sur une problématique identitaire vécue par les Dominicains qui, même lorsqu’ils sont noirs, se définissent comme indios oscuros (indiens foncés) et non comme negros (noirs), évoque une travailleuse sociale en République dominicaine.
Des femmes enceintes et des enfants composent aussi les rangs des expulsés. En 2005, 20 000 personnes ont été rapatriées. En 2006, ce chiffre était déjà atteint en octobre.

Les identités cannibales (2005)

En Haïti, la façon dont le théâtre peut exister, un comédien se dire, des textes être montés révèlent les fêlures d’un pays tout entier. Il retrace les saignées laissées par les dictatures successives dans l’espoir des Haïtiens : dégâts du populisme, désir d’exil et quête d’identité…

« Lorsqu’on pense au théâtre haïtien, l’exil oblige à ne parler que de personnes, voire d’une seule. Je n’ai vécu que dans des périodes sombres où il n’y avait plus personne. Les jeunes comme moi ignorent parfois que quelque chose existait avant ». Guy Régis Junior a trente ans. Meneur de la troupe NOUS, jeune collectif d’acteurs engagés, il est « metteur en scène ». Lui-même met les guillemets. Autodidacte par défaut, il s’est autoproclamé comédien, d’abord à tue-tête dans sa chambre avant de sortir sur le béton troué de Port-au-Prince, capitale suffocante d’un pays asphyxié. En Haïti, l’ancienne perle des caraïbes au passé prestigieux, il n’y a plus vraiment d’écoles de théâtre. L’Ecole nationale des arts, derrière le clone de la maison blanche qu’est le palais national, n’est plus qu’un bâtiment désert de matériel et professeurs, empli des espoirs de jeunes qui, « merde ! », ne voient pas pourquoi ils ne pourraient pas faire de théâtre dans ce foutu pays.

Pays vidé

Pour ces jeunes avides de savoir, la chasse aux photocopies collectives de textes de théâtre ne connaît de saison qu’économique. Ils parcourent les catalogues des rares bibliothèques où l’on peut trouver ces ouvrages sans pouvoir directement les toucher. Or, « pouvoir toucher les livres quand tu t’intéresses aux choses de l’esprit est indispensable », témoigne Junior, qui sans les livres dégotés à l’institut français n’aurait peut être pas rencontré le théâtre.
« Ce que je retiens du théâtre haïtien, c’est qu’il y a eu un grand moment dans les années 60, avec la société nationale d’art dramatique qui regroupait beaucoup de dramaturges et comédiens, avec des idées assez géniales, notamment par rapport à la langue. De cette école sont sortis Félix Morrisseau-Leroy, Franck Fouché, qui ont tenté d’écrire une théorie sur une pratique de théâtre totalement haïtienne, par rapport au Vaudou, qu’ils ont dénommé « ethno-drame ». Dans les années 70, 80, des gens comme Syto Cavé ont émergé. Mais après, beaucoup ont été obligés de quitter le pays. »
En attendant, les jeunes ont ébauché leur route, dans ce lieu vidé de repères qu’est Haïti.

La raison du plus fort

La dictature des Duvalier et leurs hommes de main, les fameux Tontons macoutes, ont mené la vie dure aux artistes et à tous ceux qui revendiquaient la parole libre, 30 ans durant. Sous Duvalier-fils, les choses s’étaient un peu libéralisées, et Syto Cavé avait pu monter des pièces, critiques face au pouvoir. Mais le succès était au rendez-vous d’une population impatiente qu’on lui parle et relate ses soucis et misères, en dénonce les causes incarnées par ce système totalitaire. L’exercice en est devenu d’autant plus périlleux pour le dramaturge populaire. Le couperet ne s’est pas fait prier pour tomber. Début des années 80, un décret lâchait lourdement le rideau : « le théâtre est fermé ». Mais la société civile s’est organisée, soutenue par le peuple, et a entraîné la chute de Duvalier. Tout ce mouvement a porté l’Aristide des débuts, fils du peuple et prêtre des pauvres, sorti des bidonvilles. Il a redonné espoir à tout un peuple, qui l’a poussé Président via les seules élections où les Haïtiens ont véritablement pu décider de qui ils voulaient à la tête de l’Etat. C’était en 1990, et sans compter 1991, où un coup d’Etat militaire, appuyé par les Etats-Unis, a démontré au peuple que la force avait raison de sa volonté « démocratique ». Ce qui n’empêchera pas Hervé Denis, figure emblématique du théâtre haïtien, de monter clandestinement Et les chiens se taisaient d’Aimé Césaire. Il voulait que le théâtre vive en dépit de la situation politique et économique du pays.
Mais malheureusement, que ce soit ici le théâtre, là la politique, ailleurs la recherche, le pays semble, comme le dit Junior, rongé par l’attrait du pouvoir. « C’est assez cannibale en Haïti, les individualités. Quand tu fais quelque chose, tu es rapidement le chef, et à côté de toi, un autre chef sera frustré ». Des « identités cannibales » aux traits renforcés avec l’aide de la communauté internationale, qui laissent aujourd’hui aux jeunes un pays exsangue et leurs seuls rêves d’ailleurs : « Donne un visa aux Haïtiens, et tous quittent le pays ».
« Maintenant, des artistes reviennent après la dictature, te disent qu’il y avait déjà des choses et te les imposent. Comme il n’y a pas d’écoles, il n’y a pas eu de passation. Ils te trouvent arrogant, insolent, de proposer une forme théâtrale alors qu’il n’y a rien. Ils renient les jeunes et pensent qu’ils n’ont rien à dire, parce qu’Haïti est dans un trou depuis la dictature. Comme beaucoup sont partis à cette période, ils pensent qu’il est impossible qu’il y ait quelque chose en Haïti qui se soit construit. »

Culture de l’instantané

Dans les mouvements étudiants, le topo est le même, et sur ces compétitions d’individualités se greffent des démarches du « diviser pour régner », véritable leitmotiv inscrit en filigrane d’un Aristide transfiguré lorsqu’il revient au pays en 1994. Antipathique à tout ce qui est organisé, « Titid » s’est révélé efficace à la tâche, tant la société est aujourd’hui fragmentée, gangrenée par le populisme. Des camionnettes tap-tap aux salons bourgeois, même combat : c’est la faute des Autres, quels qu’ils soient. La publicité, les informations mêmes, s’adressent à certaines classes sociales, jamais toutes en même temps. Les démarches sont rares qui mettent les gens dos à dos. C’est plus un perpétuel face à face où l’on distribue les armes selon les moyens. Junior veut lutter contre cela. En 2003, lors du Festival de théâtre des Quatre Chemins, la troupe NOUS sortait dans la rue, emmenant avec elle les « bourgeois du théâtre », et ramenant à sa suite les enfants de la rue qui n’y avaient jamais mis les pieds. « Mais c’est toujours l’instant, regrette Junior. C’est sur l’instant que les gens se réunissent. Il faudrait arriver à trouver une forme qui puisse rendre la construction possible. » Les mouvements qui se créent contre une dictature s’évanouissent souvent dans une nature dévastée, parfois dans l’exercice du pouvoir. Chargés de textes virulents contre le pouvoir alors en place d’Aristide et de ses hommes de main, les « chimères », sorte de copie conforme des tontons macoutes, NOUS foulaient les rues décharnées de Port-au-Prince « contre la dictature d’Aristide. Cette dictature portait un nom, avait une signature. J’aimerais maintenant que nous combattions la tyrannie. » Jacky Dahomay dénonçait dans un article paru dans la revue haïtienne Chemins Critiques : Les tentations de la tyrannie, cette difficulté en Haïti de faire perdurer les mouvements sociaux. Quand la rue dit non, le pays entier tremble, comme en 2004 pour chasser Aristide, en 86 Duvalier…en 1804 les colonisateurs et leur esclavagisme. Mais comme le précise le chercheur, c’est toujours une sorte de guerre de libération, qui jamais ne débouche sur un système à même de garantir la liberté. L’Etat haïtien semble plus que jamais aujourd’hui dans un Etat de délabrement dont les indicateurs ne sont pas à aller chercher loin : justice, éducation, santé, « les institutions sont sur le cul », exprime Junior.

Méfiance, le maître mot

« Aristide, tout le monde mettait sa confiance en lui .» La déception fut par après son égal. En 2003, Junior rejoignait des artistes engagés contre Aristide, le Collectif NON. « Quand il y a eu cette prise de position, les gens avaient plus confiance dans ce groupe d’artistes que dans tous les groupements politiques, ou même l’Eglise. » Mais ses comédiens, qui avec lui fondent la troupe NOUS, nommée pour réaffirmer le collectif face à toutes les tentations de petits chefs, l’ont étonné lorsqu’il s’est engagé dans le Collectif NON. « Ils n’étaient pas avec moi. Alors que les textes qu’ils disent sur scène, dans NOUS, étaient très virulents. Ils n’y ont pas pris part parce qu’ils avaient peur. Durant cette période contre Aristide, même si tout le monde acceptait de se réunir, il y avait beaucoup de méfiance. C’était l’élément principal dans les rencontres. Cela fait la perte d’Haïti, aussi.» Beaucoup en Haïti ont pris l’art comme tribune, mais plus que des artistes, ils étaient des hommes politiques en devenir. « Les gens me posent la question de savoir quand je vais devenir ministre. C’est pourquoi s’ils veulent rejoindre une troupe, ils se méfient si elle est dite engagée : va-t-il se servir de moi, de ce discours pour monter sur mon dos, accéder au pouvoir ou à des privilèges ? » Lors des manifestations de 2004, tous les jeunes et artistes criaient à tue tête, se donnant du courage, qu’ils n’avaient pas peur, qu’ils n’auraient plus jamais peur. Mais dans un pays où les rues, encore aujourd’hui, sont vides de monde à 9 heures du soir, même les rêves ont une heure pour rentrer.

Jeunesse délaissée cherche espoir (2005)


Plus de la moitié de la population haïtienne a moins de 20 ans. Une partie de ces jeunes sont les étudiants qui ont pris la rue en février 2004 pour jeter Aristide hors du pays. Forts de leur victoire mais déçus dans les espoirs qu’ils nourrissaient à l’époque, ils se sentent abandonnés.

« Nos ancêtres ont fait 1804, nous faisons 2004 ». Ce slogan graffite encore ça et là les murs chauffés de Port-au-Prince, la capitale d’Haïti. 2004, l’année du bicentenaire de l’indépendance, les étudiants l’ont « faite ». Ils se sont « jetés dans le béton », la rue, des mois durant, pour manifester contre les violentes dérives du pouvoir d’Aristide, au leitmotiv d’un cri de guerre qui finira par les désigner : GNB, Grenn Nan Bouda, littéralement « avoir des couilles ». Aristide, lâché par la communauté internationale, a finalement quitté le pays le 29 février 2004. Avec lui s’est envolé le sentiment de peur face à l’Etat, pas l’anxiété. La situation de précarité dans laquelle vivait la population reste inchangée, malgré les promesses du gouvernement de transition, certes difficiles à tenir vu le manque de moyens.

Apparences trompeuses

« Le départ d’Aristide nous a permis de consolider la force de la jeunesse, mais n’a rien apporté comme bénéfice au niveau de la situation socio-économique des gens », explique Wilson Jean Junior, 25 ans, étudiant en sociologie à la Faculté des sciences humaines de Port-au-Prince, fief de la lutte. En cette journée de février 2005, certains discutent de politique, d’autres jouent au basket, dont les rebonds rythment en fond un vague air de reggae. On serait tenté de croire que ces jeunes qui ont la chance d’étudier à l’université sont des privilégiés. Mais « certains marchent deux heures pour venir, parce qu’ils n’ont pas d’argent pour payer le transport. D’autres passent un jour ou deux sans manger », témoigne François Kawa, enseignant en sociologie à la Faculté. Quand l’un d’entre eux a un peu d’argent, parce qu’il a eu la chance de décocher un petit boulot dans ce pays aux 70 % de chômage, ce sont aussi les autres qui en bénéficient. « La solidarité, renchérit le sociologue, est une exigence de survie dans une société comme la nôtre. Les jeunes qui sont chez nous sont les fils des petites marchandes, des paysans, qui se saignent littéralement pour que leurs enfants aillent à l’université ». En Haïti, selon la formule consacrée, « timoun se riches malere », « les enfants sont la richesse des malheureux ». L’espoir de leurs parents de s’extirper de la précarité est braqué sur ces jeunes.

Vulnérabilités

Cette situation les rend très vulnérables par rapport aux organisations politiques ou à d’autres secteurs de la société. Aymé Autant, étudiant en comptabilité, est à tel point plongé dans l’insécurité sociale qu’il en vient à regretter son statut de « victime de l’oppression lavalassienne (le parti d’Aristide) ». Elle lui donnait recours à la protection des organisations de droits humains. Les parents d’Aymé, cadet d’une famille de 6 enfants, n’ont plus les moyens de le loger ni de payer ses études, et des recours, il n’en a plus. « L’avenir me parait incertain en Haïti, déclare-t-il. J’ai été en prison pendant un mois et demi et je n’ai bénéficié d’aucune mesure spéciale des autorités par rapport à ma situation.» Comme Aymé, beaucoup d’autres s’attendaient à être pris en compte par le pouvoir actuel.
« Les jeunes pensaient que les choses avanceraient beaucoup plus rapidement dans le processus de réforme, notamment au niveau de la justice, souligne Victor Benoît, coordonnateur du Konacom, un parti d’essence socialiste candidat avec deux autres partis avec lesquels il fusionne, aux élections qui auront lieu d’ici la fin de l’année, pour clôturer la transition. Certains ont vus leurs maisons incendiées par des lavalassiens [des partisans d’Aristide], comme à Miragoane, au Sud, où des jeunes m’ont dit : « ce juge de paix était complice des lavalassiens et il est toujours en fonction !». Le gouvernement a mis en place une commission de réparation des victimes, mais les choses tardent.
D’autres étudiants ont été, selon les interprétations, soit « récompensés », soit « récupérés » par le pouvoir, par le biais d’emplois, ce qui déforce l’organisation du mouvement étudiant. « C’est un mouvement très spontané, souligne Jean-Claude Chérubin, qui travaille dans des organisations de base dans les quartiers populaires. Il y a de l’énergie, mais pas d’idéologie véritablement construite, ce qui rend le mouvement facilement manipulable par d’autres secteurs ». Pour certains, c’est un mouvement populiste qui correspond à Aristide. Ce à quoi Junior voudrait répondre par l’acquisition d’une plus grande autonomie du mouvement étudiant.

Etre son propre espoir

Dressé tel un défi face au Palais National qui abrite la transition, le quartier populaire de Bel-air est pris en otage par les gangs armés depuis septembre et l’ « Opération bagdad » qui vise, par la violence, à bloquer le pays pour faire revenir Aristide. Pour beaucoup d’Haïtiens, elle représente l’échec du gouvernement de transition, qui lors de son installation promettait paix sociale et unité nationale. Pour Bernard Castin, 17 ans, la question semble se poser à un autre niveau. Il est en troisième dans un lycée de Bel Air, mais passe plus de temps sur le Champ-de-mars, la place principale de Port-au-Prince, que dans sa classe, fermée à la suite d’un affrontement armé entre la police et des bandits près de l’école : « à la première occasion, je quitterai ce pays définitivement ». Un désespoir qui, selon François Kawas, « est caractéristique de la jeunesse haïtienne ». Selon le sociologue, des études révèlent que 75% de cette jeunesse seraient disposés à quitter le pays pour l’étranger parce qu’ « ils ont le sentiment d’être abandonnés par l’Etat et la société », parce que « le pays ne leur offre pas la possibilité de se réaliser ».
Le secteur privé et des affaires, le Groupe des 184, allié des étudiants lors de la lutte gère actuellement le pouvoir de transition et fait pléthore de discours sociaux. Pour Wilson Jean Junior, « le problème que nous nous posons en tant qu’étudiants n’est pas celui que le Groupe des 184 expose. Il ne veut pas tant d’avancées sociales, que le monopole des ressources ». Beaucoup se posent la question de savoir si la volonté de certains politiciens d’éliminer les inégalités criantes va jusqu’à rompre avec la politique néo-libérale. Selon Wilson Jean Junior, « Latortue (le Premier ministre de la transition) est plutôt apte à appliquer cette politique économique, définie de façon claire dans le « cadre de coopération intérimaire » : privatisation totale et présence de plus en plus faible de l’Etat dans les affaires publiques. Tout cela pour vous dire que la situation est la même qu’avant. » En dépit de la stabilisation de la monnaie locale par rapport au dollar américain, de l’exemption de taxes pour trois ans des entreprises privées en compensation aux dommages subis par les pillards au lendemain du renversement d’Aristide, les prix des produits de bases n’ont subi aucune baisse sur le marché local. Les travaux à haute intensité de main-d’œuvre promis par le Premier ministre Latortue attendent encore, alors que les prêts promis par la communauté internationale restent enlisés dans des procédures administratives trop lourdes.
Le constat fait par les étudiants est que lutter pour la démocratie doit aller plus loin que le changement d’équipe gouvernementale, vers la mise en place d’institutions démocratiques, que des élections seules ne garantissent pas. Armés de leur conscience, les jeunes veulent reconstruire l’espoir, car comme Junior le souligne, « espérer que le changement vienne d’autres dirigeants nous a conduit à l’impasse actuelle. On doit faire comprendre aux jeunes qu’ils sont leur propre espoir. Nous voulons définir une alternative. Pas la prise du pouvoir, mais une alternative économique. »

Maude Malengrez,
Vantz Brutus,
InfoSud/Syfia Haïti

Retour en arrière
Des mouvements de protestation d’étudiants et du « groupe des 184 organisations de la société civile » soutenu par des politiciens dans l’opposition ont marqué le climat sociopolitique en Haïti fin 2003 et début 2004. Mais ce ne furent pas les seuls acteurs de la chute de l’ancien président. D’anciennes « chimères », ces bandes armées par Aristide issues de quartiers populaires, étaient passées dans l’opposition aux Gonaïves, ville à 100 kilomètres au Nord de Port-au-Prince, après l’assassinat de leur chef par des proches du pouvoir. Ce mouvement s’est alors « allié » aux ex-militaires passés dans la rébellion, dix ans après la dissolution de leur corps par Aristide. Ensemble, ils prennent d’assaut en février des commissariats dans les principales villes du pays pour hâter le départ du Président. Manifestations quotidiennes dans la capitale, incendies de commissariats dans les provinces, menace imminente de prise d’assaut par les rebelles du palais présidentiel ont contraint Jean Bertrand Aristide, délaissé par la communauté internationale, a partir pour l’exil le 29 février 2004. Une sorte d’entente tacite verra le jour entre acteurs de tous poils mus chacun par leurs propres griefs contre l’ancien « prêtre des pauvres ». En sortira l’actuel gouvernement de transition, qui quittera le pouvoir au lendemain des élections prévues pour la fin de l’année 2005.
Un an après la chute d’Aristide, ces milliers de jeunes qui se sont jetés dans les rues pour dénoncer un système politique marqué par la « corruption » et l’ « exclusion », ont-ils plus de raison de croire en l’avenir ? Ecoliers, étudiants de ce pays à prédominance juvénile ont pris part aux mouvements de protestation pacifiques, souvent réprimés dans le sang par les « chimères ». La nécessité d’évincer l’ancien prêtre de Saint Jean Bosco accusé de « trahir les revendications populaires », semblait faire l’unanimité parmi les jeunes de milieux et d’origines diverses. Sans revenir sur leur soulagement quant au départ d’Aristide, ils se rendent compte que c’est tout un système qui est à déconstruire.

Carnaval en Haïti Une trêve, politisée quand même

Haïti a fêté le carnaval ce 7 mars, alors que la veille encore, les paris fusaient sur son (im)possible déroulement dans le calme. Jacmel, en province, s’est parée des atours sympathiques du carnaval traditionnel. Dans la capitale, Port-au-Prince, la guerre des gangs a pour l’occasion fait place à celle des décibels, laissant quand même 7 morts et 103 blessés.


Indiens, ailes mathurins, papillons, zombis, arabes, diables et bandes à pieds ont pilé, des campagnes au béton des villes, les terres d’Haïti. A Jacmel, cité tranquille du bord de mer, au sud du pays, c’est une ambiance bon enfant et folklorique qui a dominé les rivalités non pas entre bandes partisanes mais entre groupes carnavalesques. Raras (bandes à pieds), instruments traditionnels vaudou et train de chars animaient les cortèges de jeunes assoiffés de divertissement. Les petites marchandes tentaient de suivre le rythme, bras vissés à des brouettes emplies de chewing-gum, de bananes frites, de cigarettes et de rhum, indispensable.
Le carnaval ne profite pas qu’aux fêtards : «les petites marchandes vendent en un jour autant que pendant toute l’année », confie Anis Jean Gérard, enseignant à Jacmel. Si elle est un moment de trêve pour tous, la fête suit le pouls du pays. « L’année passée, à Jacmel, il n’y avait pas cette ambiance folle, c’était une période de fin de règne… ». « Les Jacméliens ne sont pas contents, précise Andris Ronald, lui aussi enseignant, car tout se prépare au dernier moment. Le gouvernement débloque des fonds trop tardivement. C’est révélateur du fonctionnement du pays ».

Chansons critiques

« Quelque soit la nature des problèmes, le carnaval est un espace que le peuple haïtien n’est pas prêt à négocier, confie Stéphane Malbranche, président du comité organisateur du carnaval à Port-au-Prince. C’est une des seules activités où on ne paie pas pour entrer », la seule où ont pu se retrouver les Haïtiens depuis les manifestations qui ont bouté Aristide du pays… au sortir du carnaval 2004. L’an passé, les couleurs de la fête étaient à la solde d’Aristide, dans un dernier élan afin d’éviter sa chute. Pour 2005, par le choix du thème « dantan’m sé kinan’m » (mon passé m’appartient), le gouvernement a voulu dépolitiser et éviter toute matière à récupération ou à corruption. Il a tenté de redonner le goût de la tradition plutôt que celui des décibels…
Dimanche, les gens avaient timidement foulé le béton, appréhendant une incursion des bandes armées. Lundi après-midi, les groupes restaient éparpillés. « La rue est exsangue. Si vous aviez vu l’année passée, elle était noire de monde, constate un passant, adossé à un pylône du Champ de Mars, près du Palais national. Avant, on participait activement au carnaval ; cette année, on est d’abord curieux de voir comment cela va se passer ». Mais dès vingt heures, lorsque les chars partis du Stade Sylvio Castor passent le stand de la télé nationale pour débouler sur le Champs de Mars, c’est par milliers que les carnavaliers ont vraiment pris possession de la rue, électrisés par les murs d’enceintes sur lesquels étaient perchés les groupes musicaux. Pour l’occasion, les carnavaliers ont reçus des t-shirt aux couleurs des quelques entreprises commerciales qui marchent dans le pays, transformant le défilé en marée d’hommes sandwichs.
La foule semblait se soulever d’un bloc, chemises en hélicoptère par-dessus la tête, au rythme des méringues, chansons de carnaval qui depuis un mois inondent les radios. Des chansons satiriques, extrêmement critique face au pouvoir, dont toutes les sphères sont visées. Papillon vole (Aristide est parti), Tortue pose (le Premier ministre Latortue attend que quelque chose se passe…), Macaque pose (Boniface Alexandre, le président de la transition, est décrit comme un macaque par les Haïtiens pour ses traits physiques), PNH pose (la police nationale d’Haïti), Minustah pose (la force des Nations unies) … et tant d’autres en ont pris pour leur grade. Ou encore, Si ou Kapab, rete, si ou pas Kapab, jete. (Si tu en es capable, reste, sinon laisse tomber), allusion à la situation politique du pays, au gouvernement mais aussi à la Minustah, ainsi sans doute qu’à tous les Haïtiens qui choisissent l’exil.

Un réveil pénible

« Personne, cependant, ne veut que le gouvernement loupe le coup des élections, souligne Andris Ronald. Même lorsqu’on critique, ce n’est pas une opposition. Mais jusqu’à présent, les plus pauvres n’ont pas senti de différence en leur faveur, le passage à l’acte est loin ».
Parfois quelques tirs - mais n’étaient-ce pas des pétards - ont accroupi la foule, mais dans les deux minutes qui suivaient, les décibels reprenaient la danse, et les danseurs leur assurance. Avec cependant plus d’hésitations à Port-au-Prince qu’en province, eu égard notamment aux menaces proférées par des chimères, les partisans violents d’Aristide, à l’encontre des fêtards. Le 7 février était pour eux le jour de l’investiture de l’ancien président, un jour de revendication, pas de carnaval. Certes, la ville était quadrillée par les forces de polices et la Minustah, qui, à défaut de chars, ont tenu une place de poids dans les défilés. Mais cela n’a pas empêché la « fête » de faire 7 morts par balles, dont quatre policiers et un journaliste, et 103 blessés, selon les comptes d’Haïti Press Network.
A une heure du matin, plus aucun son ne montait du Champ de mars, la ville semblait groggy. La fête finie, la vie, dure pour la majorité des Haïtiens, reprenait péniblement son cours.

InfoSud

Le pain plus important que les élections (2005)

À Haïti, un an après la chute d’Aristide, le 29 février 2004, la Transition n'a pas réussi à juguler la misère et la violence. Pour la majorité des Haïtiens, impatients, lutter contre ces deux fléaux paraît plus urgent qu'organiser les élections.

Port-au-Prince, ville aussi asphyxiante que pleine de vie, est quotidiennement aux prises avec d’interminables bouchons. Tout le monde peste, mais qu’une avenue se vide tout à coup et l’inquiétude est générale : "Ce n’est pas bon signe. S’il n’y a pas de bouchon, c’est qu’il se passe quelque chose", lance un chauffeur de taxi qui prend aussitôt un chemin de traverse, sous le regard approbateur des nombreux passagers.
L’insécurité est toujours présente dans la capitale haïtienne. Pris en otage par les gangs armés depuis fin septembre, le quartier du Bel Air se dresse tel un défi face au Palais national où siège depuis maintenant 10 mois le gouvernement de transition. Les petites marchandes l'ont quitté après avoir vu fuir leurs clients qui hésitent à sortir de chez eux et partir leurs maigres revenus en fumée.

"La situation est pire"

Le gouvernement actuel ne peut pas être accusé de violations des droits humains comme l'était le régime d’Aristide, assis sur une violence dont il était l’instigateur. Mais, selon le Père belge Jean Hanssens, de la Commission Justice et Paix en Haïti, les violations de droits sociaux et économiques, elles, persistent. Avoir accès à un emploi, aux soins de santé, à un logement est un défi quotidien pour une majorité d’Haïtiens. L’hôpital de Cité Soleil, le plus grand bidonville de la région métropolitaine, n’a plus fonctionné pendant de longs mois. De nombreuses grèves ont paralyse l’Hôpital général, sur le Champ-de-Mars, la place centrale de Port-au-Prince, laissant sans soins les plus malheureux qui n’ont pas les moyens de pousser les grilles sélectives des cliniques privées.
"Dans les quartiers populaires, les gens souffrent beaucoup, déplore le Père Hanssens. Dans la mesure où les quelques structures garantissant les services d’État ont été bouleversées par les changements politiques, on peut dire que la situation est pire." Les frustrations sont grandes dans ces quartiers où seules leurs radios font état des violences policières dont ils sont encore victimes. Les habitudes ont la peau dure dans la PNH, la Police nationale d’Haïti, longtemps à la solde d’Aristide. Anxieux, les policiers qui comptent dans leurs rangs de nombreuses victimes des gangs armés, ont la main lourde. Ils bénéficient à l'occasion de l'appui de la force des Nations unies, la Minustah.
Le gouvernement de transition n’a jusqu'à présent pas tenu ses promesses de justice sociale. Sans doute ne le pouvait-il pas, faute de moyens. Mais les politiques économiques qui se dessinent actuellement sur les conseils intéressés de la communauté internationale n’annoncent aucun renversement de vapeur. "Vivre dans un pays où il y a possibilité d’étudier, de travailler, de se soigner, se loger, voilà ce que veulent les Haïtiens", insiste Wilson Jean Junior, fils des quartiers populaires et leader du mouvement étudiant qui a "pris le béton", la rue, en 2004, pour bouter Aristide hors du pays. Selon lui, le secteur privé, représenté par le Groupe des 184, maintenant au pouvoir, n’a, malgré ses discours, pas lutté pour le partage des richesses mais pour leur monopolisation : "Il applique à présent sa politique économique : privatisation totale, présence de plus en plus faible de l’État : c’est vous dire que la situation n’a pas changé".

Issue électorale ?

La presse indépendante, qui a contribué à la chute d’Aristide, lève la plume et s’abstient de critiquer les travers du gouvernement de transition. En effet, son but premier est d’empêcher que le gouvernement ne tombe avant les élections générales, prévues pour la fin de l'année, quitte à passer quelques scandales sous silence. Au risque d’une frustration grandissante des quartiers populaires qui ont l’impression que rien n’est fait pour eux, et qui pourraient, à imaginer qu’Aristide se présente à ces élections, être tentés de voter pour lui. "À n’importe quel moment, n’importe quel politicien ou secteur peut récupérer ces gens là", avertit Wilson Jean Junior,
La priorité du gouvernement, à l’agenda international, est l’organisation des élections fin 2005. "70 % des gens vivent en dessous du seuil de pauvreté en Haïti, et on va dépenser 44 millions et des grosses poussières de dollars américains pour organiser des élections, invective Jean-Claude Chérubin, qui travaille dans des organisations de base en milieu populaire. Allez expliquer ça aux gens qui ne mangent pas tous les jours !"

Maude Malengrez
InfoSud-Syfia

Haïti Légaliser l’avortement pour plus de justice sociale

En Haïti, de nombreuses femmes avortent parce qu’elles n’ont pas les moyens de nourrir une bouche de plus ni d'accéder à la contraception. La misère, couplée à la pénalisation de l’avortement, les pousse à interrompre leur grossesse au péril de leur vie.

"Plis mizè egal plis avotman ki fèt nan malpratik" : plus de misère égale plus d’avortements faits dans de mauvaises conditions, disait le slogan créole de la Campagne du 28 septembre en faveur de la dépénalisation de l’avortement en Amérique latine et dans la Caraïbe. Une réalité partagée par de nombreux pays du Sud et exacerbée lorsque l’avortement est criminalisé, comme en Haïti. "Avec la rareté des ressources économiques, la demande de réduction de la fécondité va aller grandissant, estime la démographe haïtienne Élisabeth Pierre-Louis. Si une planification familiale n’est pas distribuée de manière plus efficace, les femmes vont de plus en plus avoir recours à l’avortement pour réguler les naissances. L’absence de cadre médical légalisé augmente les risques liés à la pratique."
L'avortement est une réalité connue des Haïtiens. Pour les femmes qui ont de l’argent, il se pratique comme dans les pays où il est légal, moyennant paiement : environ 15 000 gourdes (375 €). Toutefois, argent ou pas, en cas de pépin, elles ne peuvent se plaindre à personne : c'est un acte criminel qu’elles ont commis... "Mais la majorité des Haïtiens et Haïtiennes ne savent même pas qu’il existe une loi contre l’avortement", affirme Magalie Marcellin, de l’association de femmes Kay Fanm (Maison des femmes). Ce que la majorité des Haïtiennes savent, toutefois, c’est qu’elles peuvent se faire avorter chez un "docteur feuilles" ou par un étudiant en médecine qui veut se faire un peu d’argent de poche.

Clandestinité mortelle
"La plupart d'entre elles n’ont pas conscience des conséquences d’un avortement dans des conditions clandestines, souligne Myriam Merlet, de l’association féministe Enfofanm (InfoFemmes). Ce sont surtout les femmes en milieu rural et sans instruction qui déclarent avoir avorté. Moins elles ont accès aux ressources économiques et institutionnelles, plus elles se mettent en danger. C’est un réel problème de justice sociale." Beaucoup n’ont pas conscience, non plus, des dangers des pilules pour "pap gadé timoun" (ne pas garder l’enfant) au sortir d’un test de grossesse positif. "Elles prennent du Cytotec à fortes doses, une substance utilisée en cas de mort in utero, qui déclenche l’accouchement, et peut provoquer des hémorragies et des ruptures utérines", soupire Maryse Alvarez, gynécologue dans un centre de planification familiale qui accueille des adolescentes de milieux très pauvres.
Les conséquences de la clandestinité sont tragiques : infertilité, perforations de la vessie ou de l'utérus, septicémies parfois mortelles car rarement soignées dans ce pays sans réel système de soins médicaux. La répétition et les conditions de l’intervention ont une incidence sur la fertilité et la mortalité.

Non assistance américaine
Dans une société travaillée par les Églises fondamentalistes et aussi machiste qu’Haïti, il est fort mal vu de parler d’interruption de grossesse. Même les professionnels de la santé sont réticents : "On parle de la mortalité maternelle, mais pas de l’avortement, comme si ça n’en faisait pas partie, explique Maryse Alvares. Quand j’essaie d’en parler, dans mon équipe médicale, on me répond, soit 'c’est tabou', soit 'tu l’as déjà dit', soit, 'tu es contre la contraception'." Souvent, en effet, on oppose droit à la contraception et droit à l’avortement. Et c’est bien là une partie du problème, car évidemment les militantes contre la pénalisation de l’avortement ne prônent pas ce dernier comme méthode de planification familiale. Si elles sont seules à porter cette question délicate, c’est peut-être, interroge Elizabeth Pierre-Louis, parce que d’autres redoutent la perte des financements de la coopération américaine. En effet, depuis l’ère Bush, "l’USAID n’assiste, en matière de planning familial, que les associations étrangères dont l’activité n'est pas relative à l’avortement", précise-t-elle.
"C’est un pays où il n’y a jamais eu de cadre juridique sur la contraception, précise Danièle Magloire, représentante des droits humains au Conseil des sages, actuel substitut du parlement. Dans les faits, on vend des contraceptifs, les médecins en prescrivent. Mais il n’y a pas de loi sur le planning familial." Aussi, persiste pour beaucoup de gens, l’idée que le planning familial et la contraception ne concernent que les femmes qui ont déjà enfanté. Pendant plusieurs années, tous les posters qui parlaient de planification familiale montraient une femme allaitant son enfant. "Les femmes ont 20, 22 ans et ont déjà fait trois avortements, ajoute Maryse Alvarez. Elles n’ont jamais entendu parler de contraception. Neuf filles sur dix à qui je pose la question 'pourquoi tu n’utilises pas de contraceptif ?’ me répondent 'Pa gen timoun enko' (je n’ai pas encore d’enfant)."
Selon Myriam Merlet, c’est aussi un problème de mentalités : "En Haïti, la virilité s’exprime dans la multiplicité de la descendance, et beaucoup de femmes n’ont pas d’autre choix pour espacer les naissances, car leur compagnon ou mari refuse qu’elles utilisent un moyen contraceptif". Pour Danièle Magloire, "il faut arrêter de dire que c’est par souci de protection des populations qu’on criminalise l’avortement, et reconnaître qu’en amont de tout, c’est le corps des femmes qu’on veut contrôler".

Maude Malengrez
InfoSud - Syfia



La dépénalisation, un premier pas

"Chaque année, quelque 70 000 femmes meurent des suites d'un avortement non médicalisé, alors que 19 millions seraient pratiqués. Beaucoup d'autres restent marquées à vie, devenant stériles ou souffrant de morbidité chronique", peut-on lire dans le rapport 1999 de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Aujourd’hui, le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP) estime à 79 000 le nombre de décès des suites d’un avortement effectué dans des conditions dangereuses, surtout dans les pays en développement. Le risque de décès lié à un avortement non médicalisé est de 1 sur 250 avortements dans un pays en développement contre 1 sur 3700 dans les pays développés. C'est en Afrique, surtout de l'Est, que le problème est le plus aigu. L’avortement clandestin y cause 14 % des mortalités maternelles.
Non légalisé, l’avortement empêche l'accès à des bonnes conditions médicales à une majorité de femmes. La dépénalisation est un passage obligé, mais elle ne suffit pas. Au Népal ou en Afrique du Sud, faute de services adéquats, elle n’a pas significativement amélioré la situation alors qu'au Vietnam, en Turquie ou en Tunisie, la mortalité maternelle liée à l'avortement a fortement chuté, grâce à la mise à disposition parallèle de services de santé et de planification familiale.

M. M.