dimanche 21 juin 2009

Moloch, version tropicale

Le célèbre réalisateur haïtien Raoul Peck termine actuellement le tournage de son prochain film, intitulé provisoirement « Moloch tropical », à la Citadelle Laferrière. Dans la droite ligne de sa filmographie, Raoul Peck entreprend de questionner le Pouvoir, ses excès et les grimaces qu'il dessine à gros traits sur les visages humains. Le film témoigne des dernières vingt-quatre heures d'un dictateur qui sombre dans la folie. Universel, le propos du film n'en est pas moins profondément ancré en Haïti. Reportage.

Depuis le chemin qui, de Milot, serpente le long des mornes pour rejoindre la Citadelle Laferrière, résonne l'hymne national haïtien. Une sensation étrange, d'anachronisme, envahit les environs de la Citadelle édifiée au XIX ième siècle par le Roi Christophe, aujourd'hui encore cerclée par la brume. L'air est fidèle mais étrange, pesant. Passé les enceintes de la citadelle, on découvre une trentaine de musiciens en uniforme impeccable, appliqués face au chef d'orchestre des lieux, aujourd'hui Palais. Autour d'eux, des caméras, techniciens, éclairagistes. Depuis une salle en retrait, le « coupez » traditionnel aux plateaux de cinéma s'évade. Raoul Peck en sort quelques secondes plus tard; les musiciens soufflent, rient, les paroles reprennent. Nous sommes sur le tournage de « Moloch tropical », titre provisoire du sixième long-métrage de fiction du réalisateur (après 'L'Homme sur les quais' ou 'Lumumba'), entièrement tourné à la Citadelle. Un lieu que Peck a choisi comme décor pour valoriser ce joyau du patrimoine haïtien et pour l'isolement qu'il symbolise. L'histoire du film est celle d'un dictateur esseulé durant ses 24 dernières heures au pouvoir, dont les excès l'enfermeront définitivement dans la folie.

Thème de prédilection dans la filmographie de Raoul Peck, ce film parle du Pouvoir, de ses dérives et de l'impact qu'il a sur les individus. Ce huis-clos, qui devrait être achevé à l'automne 2009, dessinera sur les écrans une foule de personnages présents dans la 'cour', dans les coulisses du pouvoir, des personnages d'apparence anodins, néanmoins indispensables à la 'bonne marche' du système, et au dysfonctionnement du reste.

« Silence ». Les scènes de l'orchestre reprennent. Concentration pour un rôle dévoué à l'obéissance. Le comédien haïtien Patrick Joseph, qu'on a pu voir sur les scènes de théâtre en Haïti, incarne le rôle d'un jeune musicien, doué, ambitieux mais frustré. « Pour moi, cet orchestre représente l'ordre, où tout le monde doit jouer la partition. Il n’y a pas la moindre improvisation ou elle est réprimée sur le champ », déclare-t-il.

« Un proverbe haïtien dit en substance 'Fidèle comme des musiciens de palais', illustre Raoul Peck. C'est un symbole du pouvoir qui devient le pouvoir pour le pouvoir. L'orchestre est supposé être là pour servir l'Etat, mais au bout d'un moment, il ne cherche qu'à préserver son statut d'orchestre de palais. Quel que soit ce qui se déroule à l'extérieur, quelle que soit la personne qui dirige. C'est symboliquement l'attitude que nous avons trop souvent par rapport à l'histoire. »


Universel et particulier

L'équipe du film est haïtienne, française, dominicaine, américaine; les langues parlées sont française, créole et anglaise. Le dramaturge haïtien Jean-René Lemoine (« Face à la mère ») a écrit le scénario en collaboration avec le réalisateur. Des acteurs haïtiens telles Gessica Geneus , Junior Métellus ou Mireille Métellus qui jouait Elide dans « l'Homme sur les quais », seront également à l'affiche du film. Le titre du film, destiné à changer, fait référence au travail d'Alexander Sokourov, « Moloch », qui retrace un week-end de 1942 passé par Hitler et Eva Braun, entourés de Bormann, Goebbels et de toute la principauté nazi dans une propriété du Fürher, perchée dans la chaîne montagneuse des Alpes, au-delà de la brume. Sokorov y montre les liens qui unissent cet entourage et « comment, dans cette espèce de banalité du quotidien, ils mangent, dînent et rient, tout en parlant de choses très graves, notamment de la disparition des juifs en Allemagne. Tout ce petit groupe de personnages est quelque part comme une radiographie de toute la structure du pouvoir », explique le réalisateur qui a voulu transposer l'ambiance de ce film à la Citadelle Laférrière, l'antre d'une folie, tout en le traduisant dans une histoire plus proche de lui, haïtienne mais aussi latino-américaine.

Attendant leur tour, des figurants déjà habillés pour la scène qu'ils vont tourner, patientent près des canons, à l'écart du plateau. Des visiteurs se moquent d'eux. « Chimè ou ye », en référence au style vestimentaire et aux boucles d'oreilles qu'ils portent et rappellent dans l'inconscient collectif haïtien les « chimères », les militants violents au service d'Aristide. « Le public haïtien pourra reconnaître des moments de notre histoire, voire des personnages. Mais j'espère qu'il saura aller au delà et voir la partie plus universelle, plus abstraite de cette histoire, pour mener une vraie réflexion sur le monde, l'état politique dans lesquels on vit, pour la gestion même de sa vie. Malheureusement, c'est un exercice que les Haïtiens n'ont pas pris l'habitude de faire: les évènements succèdent aux évènements, les hommes et les femmes succèdent aux hommes et aux femmes, il n'y a aucune conclusion de tirée, il n'y a aucune conséquence ».

Le réalisateur illustre son propos par l'anecdote : « Quelqu'un peut être un grand bandit, quand il arrive dans un grand restaurant, ici on fait comme si de rien n'était, on lui sourit même, alors qu'on sait tout ce que le personnage a pu faire. C'est cette sanction morale de la société qui n'existe pas, et qui est pourtant nécessaire à une société qui se respecte ». « A ce niveau, on pourrait espérer éventuellement une autre façon de penser le pouvoir…sinon les choses continueront à rester statiques et les gens cantonneront ce film à une réaction d’un individu », pense le comédien Patrick Joseph.

De l'importance de témoigner

La femme du dictateur, incarnée par la comédienne française d'origine rwandaise Sonia Rolland, semble, telle une spectatrice, assister impuissante à la déchéance de son mari. « Avocate à New York, elle vient d’une famille assez aisée. En arrivant en Haïti, elle a beaucoup d'illusions, explique la comédienne. Son mari symbolise pour elle une forme de rébellion, car il est arrivé au pouvoir en se battant, en militant pour la justice du peuple. Elle suit un homme élu démocratiquement, qui était l’espoir du peuple et que le pouvoir a complètement transformé. Mais il y a tous ces grands messages qui sont derrière cet homme, qui ont fait ce qu’il représente encore aujourd'hui à ses yeux. Et par une certaine fierté, elle va tenter de rester sa femme ». C'est en chaque personnage que le réalisateur puise pour montrer que « la dimension humaine et la dimension politique sont deux notions qui se heurtent en permanence. Le monde politique est un monde dur, un monde barbare, et pour une femme encore plus brutal parce qu'on estime qu'elle ne devrait pas être là », précise-t-il.

Le soleil est revenu sur la citadelle. On tourne des scènes en extérieur, dont celle d'une visite officielle d'une délégation étrangère. Les décors, très légers, font la part belle au dépouillement des murs nus de la Citadelle. Des drapeaux haïtiens, quelques bustes en bronze pour la réception, témoins d'un temps plus faste, d'une histoire plus grandiose. Les repères spatio-temporels se confondent pour asseoir la fiction. Les temps sont durs pour le dictateur, incarné par l'acteur français Zinedine Boualem. « Le film se déroule en une journée, sa dernière journée de pouvoir, pour arriver au summum de la folie, explique l'acteur. Petit-à-petit, même le pouvoir extérieur, étranger, ou ses miliciens, ne le soutiennent plus. » Le dictateur finira par quitter la scène de réception par une sortie massive qui prend tout l'espace à l'écran, entouré de militaires étrangers, de gardes du corps et de ses ministres qu'il rallie d'un sec et simple « on y va » comme on claquerait des doigts, sans même jeter un regard. Eux le suivent sans piper mot, obéissants dans leur apparence.

Que ce soit les ministres du cabinet dans leurs attitudes parfois mielleuses ou le personnel du palais au « sourire figé entre dérision et amabilité », toutes les grimaces qui marquent les visages de la « cour » se reconnaissent. « Je suis aussi intéressé par le garde du corps solitaire dans cette ambiance, qui a son propre pouvoir lui aussi et en abuse; la secrétaire qui ne laisse pas passer les coups de fils; le chauffeur, de tout ce petit monde qui vit dans et autour du pouvoir ».

Raoul Peck a eu le temps d'étudier ces différentes réactions humaines face au pouvoir, lorsqu'il fut lui même de l'autre côté du rideau, de celui où l'on prépare le spectacle, comme Ministre de la culture sous le gouvernement de Préval I, de 96 à 97. Après vingt mois, il démissionnait de son poste, avec 6 autres de ses collègues, suivant le premier ministre de l'époque, Rosny Smart. « Monsieur le ministre, jusqu'au bout de la patience... », est livre-témoignage du réalisateur au sortir de cette expérience, qui décrit sur les rouages de la politique en Haïti. Et une entreprise rarissime. « Ce livre, je l'ai écrit parce que justement personne ne donne ce genre de témoignage ici, et pourtant chacun qui a du s'impliquer dans la vie politique ici a beaucoup de choses à dire et de leçons à tirer. Malheureusement, ces leçons, qu'elles soient dramatiques ou joyeuses, il ou elle les garde pour lui. Or c'est un bilan nécessaire qui va pour moi de pair avec la responsabilité d'une charge officielle. »

Quand la réalité rejoint la fiction

C'est, au moins, un double défi qu'aura relevé Raoul Peck avec sa compagnie Velvet film, enregistrée en Haïti, en décidant de tourner ce film. D'une part, celui de faire un film sans concession face au pouvoir de l'argent qui ronge la machine de production cinématographique. « C'est une tentative de montrer qu'on peut avoir d'autres modèles économiques tout en faisant des films de qualité et de valeur internationale. Ce film, on le finance à au moins un tiers de ce qu'il aurait dû coûter. On a pu négocier des accords avec les loueurs d'équipements comme panavision. Cela donne une formidable liberté à un auteur, à un réalisateur ». Le film est coproduit par la Chaîne Arte France et le Fonds Sud Cinéma du Centre national de cinématographie en France.

Autre défi, réaliser un tournage en Haïti, qui plus est sur cette question délicate de la gestion du pouvoir. « Ce n'est pas simple en Haïti. C'est un pays que je connais très bien, bien sûr, mais qui me surprend toujours par sa fragilité, vu sa réticence à des choses même lorsqu'elles sont dans son avantage, car il a tellement été trompé, abusé, ce qui mène à quelque chose de paradoxal : même l'expérience concrète n'est pas vue comme telle ». Démonstration par l'absurde: la sénatrice du Nord Céméphise Gilles, dénonçait au début du tournage sur les ondes de Radio Kyskeya qu’elle se sent scandalisée « par le fait de voir le monument historique transformé en hôtel et profané par « des étrangers qui y accrochent leurs sous-vêtements ». Dans une longue réponse publiée sur le site de la même radio, Raoul Peck démontait ses arguments et intention et exposait les retombées d'une telle entreprise pour les gens de Milot et des environs jusqu'au Cap, village accroché aux mornes qui entourent la citadelle. Les dépenses engagées pour le film à la fin du tournage sont estimées à 600.000 USD. « En gros, cet argent a servi à payer des salaires pour des centaines d’ouvriers, une trentaine de menuisiers et de charpentiers, plus de 5000 salaires de porteurs (hommes, femmes et enfants), de couturières, d’électriciens, d’ingénieurs, de médecins, de chauffeurs, de boulangers, de sculpteurs,` de cuisinières, de femmes de ménages, de repasseuses, de blanchisseuses, de balayeurs, de gardiens, d’agents de sécurité, etc. ». Louis, homme à tout faire du tournage, est quand à lui satisfait : « grâce à ce tournage, je vais pouvoir continuer la construction de ma maison, et en plus j'aurai presque appris à le faire moi-même ici ». Si le but de Raoul Peck n'est évidemment pas de former maçons et ébénistes, le renforcement des acteurs liés au cinéma dans le pays lui tient à cœur : « je veux également développer des capacités de productions, de travail, former des gens, au niveau des techniciens comme des acteurs, de la logistique, de la régie ».