vendredi 17 avril 2009

Jeunesse délaissée cherche espoir (2005)


Plus de la moitié de la population haïtienne a moins de 20 ans. Une partie de ces jeunes sont les étudiants qui ont pris la rue en février 2004 pour jeter Aristide hors du pays. Forts de leur victoire mais déçus dans les espoirs qu’ils nourrissaient à l’époque, ils se sentent abandonnés.

« Nos ancêtres ont fait 1804, nous faisons 2004 ». Ce slogan graffite encore ça et là les murs chauffés de Port-au-Prince, la capitale d’Haïti. 2004, l’année du bicentenaire de l’indépendance, les étudiants l’ont « faite ». Ils se sont « jetés dans le béton », la rue, des mois durant, pour manifester contre les violentes dérives du pouvoir d’Aristide, au leitmotiv d’un cri de guerre qui finira par les désigner : GNB, Grenn Nan Bouda, littéralement « avoir des couilles ». Aristide, lâché par la communauté internationale, a finalement quitté le pays le 29 février 2004. Avec lui s’est envolé le sentiment de peur face à l’Etat, pas l’anxiété. La situation de précarité dans laquelle vivait la population reste inchangée, malgré les promesses du gouvernement de transition, certes difficiles à tenir vu le manque de moyens.

Apparences trompeuses

« Le départ d’Aristide nous a permis de consolider la force de la jeunesse, mais n’a rien apporté comme bénéfice au niveau de la situation socio-économique des gens », explique Wilson Jean Junior, 25 ans, étudiant en sociologie à la Faculté des sciences humaines de Port-au-Prince, fief de la lutte. En cette journée de février 2005, certains discutent de politique, d’autres jouent au basket, dont les rebonds rythment en fond un vague air de reggae. On serait tenté de croire que ces jeunes qui ont la chance d’étudier à l’université sont des privilégiés. Mais « certains marchent deux heures pour venir, parce qu’ils n’ont pas d’argent pour payer le transport. D’autres passent un jour ou deux sans manger », témoigne François Kawa, enseignant en sociologie à la Faculté. Quand l’un d’entre eux a un peu d’argent, parce qu’il a eu la chance de décocher un petit boulot dans ce pays aux 70 % de chômage, ce sont aussi les autres qui en bénéficient. « La solidarité, renchérit le sociologue, est une exigence de survie dans une société comme la nôtre. Les jeunes qui sont chez nous sont les fils des petites marchandes, des paysans, qui se saignent littéralement pour que leurs enfants aillent à l’université ». En Haïti, selon la formule consacrée, « timoun se riches malere », « les enfants sont la richesse des malheureux ». L’espoir de leurs parents de s’extirper de la précarité est braqué sur ces jeunes.

Vulnérabilités

Cette situation les rend très vulnérables par rapport aux organisations politiques ou à d’autres secteurs de la société. Aymé Autant, étudiant en comptabilité, est à tel point plongé dans l’insécurité sociale qu’il en vient à regretter son statut de « victime de l’oppression lavalassienne (le parti d’Aristide) ». Elle lui donnait recours à la protection des organisations de droits humains. Les parents d’Aymé, cadet d’une famille de 6 enfants, n’ont plus les moyens de le loger ni de payer ses études, et des recours, il n’en a plus. « L’avenir me parait incertain en Haïti, déclare-t-il. J’ai été en prison pendant un mois et demi et je n’ai bénéficié d’aucune mesure spéciale des autorités par rapport à ma situation.» Comme Aymé, beaucoup d’autres s’attendaient à être pris en compte par le pouvoir actuel.
« Les jeunes pensaient que les choses avanceraient beaucoup plus rapidement dans le processus de réforme, notamment au niveau de la justice, souligne Victor Benoît, coordonnateur du Konacom, un parti d’essence socialiste candidat avec deux autres partis avec lesquels il fusionne, aux élections qui auront lieu d’ici la fin de l’année, pour clôturer la transition. Certains ont vus leurs maisons incendiées par des lavalassiens [des partisans d’Aristide], comme à Miragoane, au Sud, où des jeunes m’ont dit : « ce juge de paix était complice des lavalassiens et il est toujours en fonction !». Le gouvernement a mis en place une commission de réparation des victimes, mais les choses tardent.
D’autres étudiants ont été, selon les interprétations, soit « récompensés », soit « récupérés » par le pouvoir, par le biais d’emplois, ce qui déforce l’organisation du mouvement étudiant. « C’est un mouvement très spontané, souligne Jean-Claude Chérubin, qui travaille dans des organisations de base dans les quartiers populaires. Il y a de l’énergie, mais pas d’idéologie véritablement construite, ce qui rend le mouvement facilement manipulable par d’autres secteurs ». Pour certains, c’est un mouvement populiste qui correspond à Aristide. Ce à quoi Junior voudrait répondre par l’acquisition d’une plus grande autonomie du mouvement étudiant.

Etre son propre espoir

Dressé tel un défi face au Palais National qui abrite la transition, le quartier populaire de Bel-air est pris en otage par les gangs armés depuis septembre et l’ « Opération bagdad » qui vise, par la violence, à bloquer le pays pour faire revenir Aristide. Pour beaucoup d’Haïtiens, elle représente l’échec du gouvernement de transition, qui lors de son installation promettait paix sociale et unité nationale. Pour Bernard Castin, 17 ans, la question semble se poser à un autre niveau. Il est en troisième dans un lycée de Bel Air, mais passe plus de temps sur le Champ-de-mars, la place principale de Port-au-Prince, que dans sa classe, fermée à la suite d’un affrontement armé entre la police et des bandits près de l’école : « à la première occasion, je quitterai ce pays définitivement ». Un désespoir qui, selon François Kawas, « est caractéristique de la jeunesse haïtienne ». Selon le sociologue, des études révèlent que 75% de cette jeunesse seraient disposés à quitter le pays pour l’étranger parce qu’ « ils ont le sentiment d’être abandonnés par l’Etat et la société », parce que « le pays ne leur offre pas la possibilité de se réaliser ».
Le secteur privé et des affaires, le Groupe des 184, allié des étudiants lors de la lutte gère actuellement le pouvoir de transition et fait pléthore de discours sociaux. Pour Wilson Jean Junior, « le problème que nous nous posons en tant qu’étudiants n’est pas celui que le Groupe des 184 expose. Il ne veut pas tant d’avancées sociales, que le monopole des ressources ». Beaucoup se posent la question de savoir si la volonté de certains politiciens d’éliminer les inégalités criantes va jusqu’à rompre avec la politique néo-libérale. Selon Wilson Jean Junior, « Latortue (le Premier ministre de la transition) est plutôt apte à appliquer cette politique économique, définie de façon claire dans le « cadre de coopération intérimaire » : privatisation totale et présence de plus en plus faible de l’Etat dans les affaires publiques. Tout cela pour vous dire que la situation est la même qu’avant. » En dépit de la stabilisation de la monnaie locale par rapport au dollar américain, de l’exemption de taxes pour trois ans des entreprises privées en compensation aux dommages subis par les pillards au lendemain du renversement d’Aristide, les prix des produits de bases n’ont subi aucune baisse sur le marché local. Les travaux à haute intensité de main-d’œuvre promis par le Premier ministre Latortue attendent encore, alors que les prêts promis par la communauté internationale restent enlisés dans des procédures administratives trop lourdes.
Le constat fait par les étudiants est que lutter pour la démocratie doit aller plus loin que le changement d’équipe gouvernementale, vers la mise en place d’institutions démocratiques, que des élections seules ne garantissent pas. Armés de leur conscience, les jeunes veulent reconstruire l’espoir, car comme Junior le souligne, « espérer que le changement vienne d’autres dirigeants nous a conduit à l’impasse actuelle. On doit faire comprendre aux jeunes qu’ils sont leur propre espoir. Nous voulons définir une alternative. Pas la prise du pouvoir, mais une alternative économique. »

Maude Malengrez,
Vantz Brutus,
InfoSud/Syfia Haïti

Retour en arrière
Des mouvements de protestation d’étudiants et du « groupe des 184 organisations de la société civile » soutenu par des politiciens dans l’opposition ont marqué le climat sociopolitique en Haïti fin 2003 et début 2004. Mais ce ne furent pas les seuls acteurs de la chute de l’ancien président. D’anciennes « chimères », ces bandes armées par Aristide issues de quartiers populaires, étaient passées dans l’opposition aux Gonaïves, ville à 100 kilomètres au Nord de Port-au-Prince, après l’assassinat de leur chef par des proches du pouvoir. Ce mouvement s’est alors « allié » aux ex-militaires passés dans la rébellion, dix ans après la dissolution de leur corps par Aristide. Ensemble, ils prennent d’assaut en février des commissariats dans les principales villes du pays pour hâter le départ du Président. Manifestations quotidiennes dans la capitale, incendies de commissariats dans les provinces, menace imminente de prise d’assaut par les rebelles du palais présidentiel ont contraint Jean Bertrand Aristide, délaissé par la communauté internationale, a partir pour l’exil le 29 février 2004. Une sorte d’entente tacite verra le jour entre acteurs de tous poils mus chacun par leurs propres griefs contre l’ancien « prêtre des pauvres ». En sortira l’actuel gouvernement de transition, qui quittera le pouvoir au lendemain des élections prévues pour la fin de l’année 2005.
Un an après la chute d’Aristide, ces milliers de jeunes qui se sont jetés dans les rues pour dénoncer un système politique marqué par la « corruption » et l’ « exclusion », ont-ils plus de raison de croire en l’avenir ? Ecoliers, étudiants de ce pays à prédominance juvénile ont pris part aux mouvements de protestation pacifiques, souvent réprimés dans le sang par les « chimères ». La nécessité d’évincer l’ancien prêtre de Saint Jean Bosco accusé de « trahir les revendications populaires », semblait faire l’unanimité parmi les jeunes de milieux et d’origines diverses. Sans revenir sur leur soulagement quant au départ d’Aristide, ils se rendent compte que c’est tout un système qui est à déconstruire.

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