vendredi 17 avril 2009

Les identités cannibales (2005)

En Haïti, la façon dont le théâtre peut exister, un comédien se dire, des textes être montés révèlent les fêlures d’un pays tout entier. Il retrace les saignées laissées par les dictatures successives dans l’espoir des Haïtiens : dégâts du populisme, désir d’exil et quête d’identité…

« Lorsqu’on pense au théâtre haïtien, l’exil oblige à ne parler que de personnes, voire d’une seule. Je n’ai vécu que dans des périodes sombres où il n’y avait plus personne. Les jeunes comme moi ignorent parfois que quelque chose existait avant ». Guy Régis Junior a trente ans. Meneur de la troupe NOUS, jeune collectif d’acteurs engagés, il est « metteur en scène ». Lui-même met les guillemets. Autodidacte par défaut, il s’est autoproclamé comédien, d’abord à tue-tête dans sa chambre avant de sortir sur le béton troué de Port-au-Prince, capitale suffocante d’un pays asphyxié. En Haïti, l’ancienne perle des caraïbes au passé prestigieux, il n’y a plus vraiment d’écoles de théâtre. L’Ecole nationale des arts, derrière le clone de la maison blanche qu’est le palais national, n’est plus qu’un bâtiment désert de matériel et professeurs, empli des espoirs de jeunes qui, « merde ! », ne voient pas pourquoi ils ne pourraient pas faire de théâtre dans ce foutu pays.

Pays vidé

Pour ces jeunes avides de savoir, la chasse aux photocopies collectives de textes de théâtre ne connaît de saison qu’économique. Ils parcourent les catalogues des rares bibliothèques où l’on peut trouver ces ouvrages sans pouvoir directement les toucher. Or, « pouvoir toucher les livres quand tu t’intéresses aux choses de l’esprit est indispensable », témoigne Junior, qui sans les livres dégotés à l’institut français n’aurait peut être pas rencontré le théâtre.
« Ce que je retiens du théâtre haïtien, c’est qu’il y a eu un grand moment dans les années 60, avec la société nationale d’art dramatique qui regroupait beaucoup de dramaturges et comédiens, avec des idées assez géniales, notamment par rapport à la langue. De cette école sont sortis Félix Morrisseau-Leroy, Franck Fouché, qui ont tenté d’écrire une théorie sur une pratique de théâtre totalement haïtienne, par rapport au Vaudou, qu’ils ont dénommé « ethno-drame ». Dans les années 70, 80, des gens comme Syto Cavé ont émergé. Mais après, beaucoup ont été obligés de quitter le pays. »
En attendant, les jeunes ont ébauché leur route, dans ce lieu vidé de repères qu’est Haïti.

La raison du plus fort

La dictature des Duvalier et leurs hommes de main, les fameux Tontons macoutes, ont mené la vie dure aux artistes et à tous ceux qui revendiquaient la parole libre, 30 ans durant. Sous Duvalier-fils, les choses s’étaient un peu libéralisées, et Syto Cavé avait pu monter des pièces, critiques face au pouvoir. Mais le succès était au rendez-vous d’une population impatiente qu’on lui parle et relate ses soucis et misères, en dénonce les causes incarnées par ce système totalitaire. L’exercice en est devenu d’autant plus périlleux pour le dramaturge populaire. Le couperet ne s’est pas fait prier pour tomber. Début des années 80, un décret lâchait lourdement le rideau : « le théâtre est fermé ». Mais la société civile s’est organisée, soutenue par le peuple, et a entraîné la chute de Duvalier. Tout ce mouvement a porté l’Aristide des débuts, fils du peuple et prêtre des pauvres, sorti des bidonvilles. Il a redonné espoir à tout un peuple, qui l’a poussé Président via les seules élections où les Haïtiens ont véritablement pu décider de qui ils voulaient à la tête de l’Etat. C’était en 1990, et sans compter 1991, où un coup d’Etat militaire, appuyé par les Etats-Unis, a démontré au peuple que la force avait raison de sa volonté « démocratique ». Ce qui n’empêchera pas Hervé Denis, figure emblématique du théâtre haïtien, de monter clandestinement Et les chiens se taisaient d’Aimé Césaire. Il voulait que le théâtre vive en dépit de la situation politique et économique du pays.
Mais malheureusement, que ce soit ici le théâtre, là la politique, ailleurs la recherche, le pays semble, comme le dit Junior, rongé par l’attrait du pouvoir. « C’est assez cannibale en Haïti, les individualités. Quand tu fais quelque chose, tu es rapidement le chef, et à côté de toi, un autre chef sera frustré ». Des « identités cannibales » aux traits renforcés avec l’aide de la communauté internationale, qui laissent aujourd’hui aux jeunes un pays exsangue et leurs seuls rêves d’ailleurs : « Donne un visa aux Haïtiens, et tous quittent le pays ».
« Maintenant, des artistes reviennent après la dictature, te disent qu’il y avait déjà des choses et te les imposent. Comme il n’y a pas d’écoles, il n’y a pas eu de passation. Ils te trouvent arrogant, insolent, de proposer une forme théâtrale alors qu’il n’y a rien. Ils renient les jeunes et pensent qu’ils n’ont rien à dire, parce qu’Haïti est dans un trou depuis la dictature. Comme beaucoup sont partis à cette période, ils pensent qu’il est impossible qu’il y ait quelque chose en Haïti qui se soit construit. »

Culture de l’instantané

Dans les mouvements étudiants, le topo est le même, et sur ces compétitions d’individualités se greffent des démarches du « diviser pour régner », véritable leitmotiv inscrit en filigrane d’un Aristide transfiguré lorsqu’il revient au pays en 1994. Antipathique à tout ce qui est organisé, « Titid » s’est révélé efficace à la tâche, tant la société est aujourd’hui fragmentée, gangrenée par le populisme. Des camionnettes tap-tap aux salons bourgeois, même combat : c’est la faute des Autres, quels qu’ils soient. La publicité, les informations mêmes, s’adressent à certaines classes sociales, jamais toutes en même temps. Les démarches sont rares qui mettent les gens dos à dos. C’est plus un perpétuel face à face où l’on distribue les armes selon les moyens. Junior veut lutter contre cela. En 2003, lors du Festival de théâtre des Quatre Chemins, la troupe NOUS sortait dans la rue, emmenant avec elle les « bourgeois du théâtre », et ramenant à sa suite les enfants de la rue qui n’y avaient jamais mis les pieds. « Mais c’est toujours l’instant, regrette Junior. C’est sur l’instant que les gens se réunissent. Il faudrait arriver à trouver une forme qui puisse rendre la construction possible. » Les mouvements qui se créent contre une dictature s’évanouissent souvent dans une nature dévastée, parfois dans l’exercice du pouvoir. Chargés de textes virulents contre le pouvoir alors en place d’Aristide et de ses hommes de main, les « chimères », sorte de copie conforme des tontons macoutes, NOUS foulaient les rues décharnées de Port-au-Prince « contre la dictature d’Aristide. Cette dictature portait un nom, avait une signature. J’aimerais maintenant que nous combattions la tyrannie. » Jacky Dahomay dénonçait dans un article paru dans la revue haïtienne Chemins Critiques : Les tentations de la tyrannie, cette difficulté en Haïti de faire perdurer les mouvements sociaux. Quand la rue dit non, le pays entier tremble, comme en 2004 pour chasser Aristide, en 86 Duvalier…en 1804 les colonisateurs et leur esclavagisme. Mais comme le précise le chercheur, c’est toujours une sorte de guerre de libération, qui jamais ne débouche sur un système à même de garantir la liberté. L’Etat haïtien semble plus que jamais aujourd’hui dans un Etat de délabrement dont les indicateurs ne sont pas à aller chercher loin : justice, éducation, santé, « les institutions sont sur le cul », exprime Junior.

Méfiance, le maître mot

« Aristide, tout le monde mettait sa confiance en lui .» La déception fut par après son égal. En 2003, Junior rejoignait des artistes engagés contre Aristide, le Collectif NON. « Quand il y a eu cette prise de position, les gens avaient plus confiance dans ce groupe d’artistes que dans tous les groupements politiques, ou même l’Eglise. » Mais ses comédiens, qui avec lui fondent la troupe NOUS, nommée pour réaffirmer le collectif face à toutes les tentations de petits chefs, l’ont étonné lorsqu’il s’est engagé dans le Collectif NON. « Ils n’étaient pas avec moi. Alors que les textes qu’ils disent sur scène, dans NOUS, étaient très virulents. Ils n’y ont pas pris part parce qu’ils avaient peur. Durant cette période contre Aristide, même si tout le monde acceptait de se réunir, il y avait beaucoup de méfiance. C’était l’élément principal dans les rencontres. Cela fait la perte d’Haïti, aussi.» Beaucoup en Haïti ont pris l’art comme tribune, mais plus que des artistes, ils étaient des hommes politiques en devenir. « Les gens me posent la question de savoir quand je vais devenir ministre. C’est pourquoi s’ils veulent rejoindre une troupe, ils se méfient si elle est dite engagée : va-t-il se servir de moi, de ce discours pour monter sur mon dos, accéder au pouvoir ou à des privilèges ? » Lors des manifestations de 2004, tous les jeunes et artistes criaient à tue tête, se donnant du courage, qu’ils n’avaient pas peur, qu’ils n’auraient plus jamais peur. Mais dans un pays où les rues, encore aujourd’hui, sont vides de monde à 9 heures du soir, même les rêves ont une heure pour rentrer.

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